Cendres et poussières
CENDRES ET POUSSIERES (1902) Recueil 2
A mon Amie H.L.C.B.
Invocation
Les yeux tournés sans fin vers les splendeurs éteintes,
Nous évoquons l’effroi, l’angoisse et le tourment
De tes baisers, plus doux que le miel d’hyacinthes,
Amante qui versas impérieusement,
Comme on verse le nard et le baume et la myrrhe,
Devant l’Aphrodita, Maîtresse de l’Eros,
L’orage et l’éclair de ta lyre,
O Psappha de Lesbos !
Les siècles attentifs se penchent pour entendre
Les lambeaux de tes chants. Ton visage est pareil
A des roses d’hiver recouvertes de cendre,
Et ton lit nuptial ignore le soleil.
Ta chevelure ondoie au reflux des marées
Comme l’algue marine et les sombres coraux,
Et tes lèvres désespérées
Boivent la paix des eaux.
Que t’importe l’éloge éloquent des Poètes,
A toi dont le front large est las d’éternité ?
Que t’importe l’écho des strophes inquiètes,
Les éblouissements et les sonorités ?
La musique des flots a rempli ton oreille,
Ce remous de la mer qui murmure à ses morts
Des mots dont le rythme ensommeille
Tels de graves accords.
O parfum de Paphôs ! ô Poète ! ô Prêtresse !
Apprends-nous le secret des divines douleurs,
Apprends-nous les soupirs, l’implacable caresse
Où pleure le plaisir, flétri parmi les fleurs !
O langueurs de Lesbos ! Charme de Mytilène !
Apprends-nous le vers d’or que ton râle étouffa,
De ton harmonieuse haleine
Inspire-nous, Psappha !
Let the dead bury their Dead
Voici la nuit : je vais ensevelir mes morts,
Mes songes, mes désirs, mes douleurs, mes remords,
Tout le passé… Je vais ensevelir mes morts.
J’ensevelis, parmi les sombres violettes,
Tes yeux, tes mains, ton front et tes lèvres muettes,
O toi qui dors parmi les sombres violettes !
J’emporte cet éclair dernier de ton regard…
Dans le choc de la vie et le heurt du hasard,
J’emporte ainsi la paix de ton dernier regard.
Je couvrirai d’encens, de roses et de roses,
La pâle chevelure et les paupières closes
D’un amour dont l’ardeur mourut parmi les roses.
Que s’élève vers moi froide des morts,
Abolissant en moi les craintes, les remords,
Et m’apportant la paix souriante des mort !
Que j’obtienne, dans un grand lit de violettes,
Cette immuable paix d’éternités muettes
Où meurt jusqu’à l’odeur des douces violettes !
Que se reflète, au fond de mon calme regard,
Un vaste crépuscule immobile et blafard !
Que diminue enfin l’ardeur de mon regard !
Mais que j’emporte aussi le souvenir des roses,
Lorsqu’on viendra poser sur mes paupières closes
Les lotus et les lys, les et les roses !…
Les Amazones
On voit errer au loin les yeux d’or des lionnes…
L’Artémis, à qui plaît l’orgueil des célibats,
Qui sourit aux fronts purs sous les pures couronnes,
Contemple cependant sans colère, là-bas,
S’accomplir dans la nuit l’hymen des Amazones,
Fier, et semblable au choc souverain des combats.
Leur regard de dégoût enveloppe les mâles
Engloutis sous les flots nocturnes du sommeil.
L’ombre est lourde d’échos, de tiédeurs et de râles…
Elles semblent attendre un frisson de réveil.
La clarté se rapproche, et leurs prunelles pâles
Victorieusement reflètent le soleil.
Elles gardent une âme éclatante et sonore
Où le rêve s’émousse, où l’amour s’abolit,
Et ressentent, dans l’air affranchi de l’aurore,
Le mépris du baiser et le dédain du lit.
Leur chasteté tragique et sans faiblesse abhorre
Les époux de hasard que le rut avilit.
« Nous ne souffrirons pas que nos baisers sublimes
Et l’éblouissement de nos bras glorieux
Soient oubliés demain dans les lâches abîmes
Où tombent les vaincus et les luxurieux.
Nous vous immolerons ainsi que les victimes
Des autels d’Artémis au geste impérieux.
« Parmi les rayons morts et les cendres éteintes,
Vos lèvres et vos yeux ne profaneront pas
L’immortel souvenir d’héroïques étreintes.
Loin de la couche obscène et de l’impur repas,
Vous garderez au cœur nos tenaces empreintes
Et nos soupirs mêlés aux soupirs du trépas ! »
Sommeil
O Sommeil, ô Mort tiède, ô musique muette !
Ton visage s’incline éternellement las,
Et le songe fleurit à l’ombre de tes pas,
Ainsi qu’une nocturne et sombre violette.
Les parfums affaiblis et les astres décrus
Revivent dans tes mains aux pâles transparences,
Evocateur d’espoirs et vainqueur de souffrances
Qui nous rends la beauté des êtres disparus.
L’automne
L’automne s’exaspère ainsi qu’une Bacchante
Ivre du sang des fruits et du sang des baisers
Et dont on voit frémir les seins inapaisés…
L’Automne s’assombrit ainsi qu’une Bacchante
Au sortir des festins éclatants et qui chante
La moite lassitude et l’oubli des baisers.
Les yeux à demi clos, l’Automne se réveille
Et voit l’éclat perdu des clartés et des fleurs
Dont le soir appauvrit les anciennes couleurs…
Les yeux à demi clos, l’Automne se réveille :
Ses membres sont meurtris et son âme est pareille
A la coupe sans joie où s’effeuillent les fleurs.
Ayant bu l’amertume et la haine de vivre
Dans le flot triomphal des vignes de l’été,
Elle a connu le goût de la satiété.
L’amertume latente et la haine de vivre
Corrompent le festin dont le monde s’enivre,
Etendu sur le lit nuptial de l’été.
L’Automne, ouvrant ses mains d’appel et de faiblesse,
Se meut du souvenir accablant de l’amour
Et n’ose en espérer l’impossible retour.
Sa chair de volupté, de langueur, de faiblesse,
Implore le venin de la bouche qui blesse
Et qui sait recueillir les sanglots de l’amour.
Le cœur à moitié mort, l’Automne se réveille
Et contemple l’amour à travers le passé…
Le feu vacille au fond de son regard lassé.
Dans son verger flétri l’Automne se réveille.
La vigne dessèche et périt sur treille,
Dans le lointain pâlit la rive du passé…
Sonnet
Les algues entr’ouvraient leurs âpres cassolettes
D’où montait une odeur de phosphore et de sel,
Et, jetant leurs reflets empourprés vers le ciel,
Semblaient, au fond des eaux, un lit de violettes.
La blancheur d’un essor palpitant de mouettes
Mêlait au frais nuage un frisson fraternel ;
Les vagues prolongeaient leur rêve et leur appel
Vers l’angoisse de l’air et ses langueurs muettes.
Les flots très purs brillaient d’un reflet de miroir…
La Sirène aux cheveux rouges comme le soir
Chantait la volupté d’une mort amoureuse.
Dans la nuit, sanglotait et s’agitait encor
Un soupir de la vie inquiète et fiévreuse…
Les étoiles pleuraient de longues larmes d’or.
Chanson
Il se fait tard… tu vas dormir,
Les paupières déjà mi-closes.
Au fond de l’ombre on sent frémir
L’agonie ardent des roses.
Car la Déesse du Sommeil,
De ses mains lentes, fait éclore
Des fleurs qui craignent le soleil
Et qui meurent avant l’aurore.
Prophétie
Tes cheveux aux blonds verts s’imprègnent d’émeraude
Sous le ciel pareil aux feuillages clairs.
L’odeur des pavots se répand et rôde
Ainsi qu’un soupir mourant dans les airs.
Les yeux attachés sur ton fin sourire,
J’admire son art et sa cruauté,
Mais la vision des ans me déchire,
Et, prophétiquement, je pleure ta beauté !
Puisque telle est la loi lamentable et stupide,
Tu te flétriras un jour, ah ! mon lys !
Et le déshonneur public de la ride
Marquera ton front de ce mot : Jadis !
Tes pas oublieront ce rythme de l’onde ;
Ta chair sans désir, tes membres perclus
Ne frémiront plus dans l’ardeur profonde :
L’amour désenchanté ne te connaîtra plus.
Ton sein ne battra plus comme l’essor de l’aile
Sous l’oppression du cœur généreux,
Et tu fuiras l’heure exquise et cruelle
Où l’ombre pâlit le front des heureux.
Ton sommeil craindra l’aurore où persiste
Le dernier rayon des derniers
:
Ton âme de vierge amoureuse et triste
S’éteindra dans tes yeux plus froids que les tombeaux.
Désir
Elle est lasse, après tant d’épuisantes luxures.
Le parfum émané de ses membres meurtris
Est plein du souvenir des lentes meurtrissures.
La débauche a creusé ses yeux bleus assombri,
Et la fièvre des nuits avidement rêvées
Rend plus pâles encor ses pâles cheveux blonds.
Ses attitudes ont des langueurs énervées.
Mais voici que l’Amante aux cruels ongles longs
Soudain la ressaisit, et l’étreint, et l’embrasse
D’une ardeur si sauvage et si douce à la fois,
Que le beau corps brisé s’offre, en demandant grâce,
Dans un râle d’amour, de désirs et d’effrois.
Et le sanglot qui monte avec monotonie,
S’exaspérant enfin de trop de volupté,
Hurle comme l’on hurle aux moments d’agonie,
Sans espoir d’attendrir l’immense surdité.
Puis, l’atroce silence, et l’horreur qu’il apporte,
Le brusque étouffement de la plaintive voix,
Et sur le cou, pareil à quelque tige morte,
Blêmit la marque verte et sinistre des doigts.
Chanson
La mer murmure une musique
Aux gémissements continus ;
Le sable met, sous les pieds nus,
Son tapis de velours magique.
Et les algues, sœurs des coraux,
Semblent, à demi découvertes,
D’étranges chevelures vertes
De sirènes au fond des eaux.
Le vent rude des mers rugueuses
Ne souffle point la guérison…
Ah ! le parfum… ah ! le poison
De tes lèvres, fleurs vénéneuses !
Tu viens troubler les fiers desseins
Par des effluves de caresses
Et l’enchevêtrement des tresses
Sur les frissons ailés des seins.
Ta beauté veut l’attrait factice
Des attitudes et du fard :
Tes yeux recèlent le regard
De l’éternelle Tentatrice.
La pleureuse
Elle vend aux passants ses larmes mercenaires,
Comme d’autres l’encens et l’odeur des baisers.
L’amour ne brûle plus dans ses yeux apaisés
Et sa robe a le pli rigide des suaires.
Son deuil impartial, à l’heure des sommeils,
Gémit sur les anciens aux paupières blêmies
Et sur le blanc repos des vierges endormies,
Avec la même angoisses et des gestes pareils.
Le vent des nuits d’hiver se lamente comme elle,
Pleurant sur les pervers et les purs tour à tour,
Car elle les confond dans un unique amour
Et verse à leur néant la douleur fraternelle.
Les jours n’apportent plus, dans leurs reflets mouvants,
Qu’un instant de parfum, de beauté, d’allégresse,
A son âme qu’un râle inexorable oppresse,
Lasse de la souffrance ardente des vivants.
Vers le soir, quand décroît l’odeur des ancolies
Et quand la luciole illumine les prés,
Elle s’étend parmi les morts qu’elle a pleurés,
Parmi les rois sanglants et les vierges pâlies.
Sous les cyprès qui semblent des flambeaux éteints,
Elle vient partager leur couche désirable,
Et l’ombre sans regrets des sépulcres l’accable
De sanglots oubliés et de désirs atteints.
Elle y vient prolonger son rêve solitaire,
Ivre de vénustés et de vagues chaleurs,
Et sentir, le visage enfiévré par les fleurs,
D’anciennes voluptés sommeiller dans la terre.
suite
CENDRES ET POUSSIERES
Fleurs de Séléné
Elles ont des cheveux pâles comme la lune,
Et leurs yeux sans amour s’ouvrent pâles et bleus,
Leurs yeux que la couleur de l’aurore importune.
Elles ont des regards pâles comme la lune,
Qui semblent refléter les astres nébuleux.
Leurs paupières d’argent, qu’un baiser importune,
Recèlent des rayons langoureusement bleus.
Elles viennent charmer leur âme solitaire
De l’ensorcellement des sombres chastetés,
De l’haleine des cieux, des souffles de la terre.
Nul parfum n’a troublé leur âme solitaire.
L’ivoire des hivers, la pourpre des té
Ne les effleurent point des reflets de la terre :
Elles gardent l’amour des sombres chastetés.
Leur robe a la lourdeur du linceul qu’on déploie,
Grise sous le regard nocturne des hiboux,
Et leur sourire éteint la caresse et la joie.
Leur robe a la lourdeur du linceul qu’on déploie.
Elles penchent leurs fronts et leurs gestes très doux
Vers les agonisants du songe et de la joie
Qui râlent sous les yeux nocturnes des hiboux.
Elles aiment, la mort et la blancheur des larmes…
Ces vierges d’azur sont les fleurs de Séléné.
Possédant le secret des philtres et des charmes,
Elles aiment la mort et la lenteur des larmes,
Et la fleur vénéneuse au calice fané.
Leurs mains ont distillé les philtres et les charmes,
Et leurs yeux pâles sont les fleurs de Séléné.
Ressemblance inquiétante
J’ai vu dans ton front bas le charme du serpent.
Tes lèvres ont humé le sang d’une blessure,
Et quelque chose en moi s’écœure et se repent
Lorsque ton froid baiser me darde sa morsure.
Un regard de vipère est dans tes yeux mi-clos,
Et ta tête furtive et plate se redresse
Plus menaçante après la langueur du repos.
J’ai senti le venin au fond de ta caresse.
Pendant les jours d’hiver aux carillons frileux,
Tu rêves aux tiédeurs qui montent des vallées,
Et l’on songe, en voyant ton long corps onduleux,
A des écailles d’or lentement déroulées.
Je te hais, mais la souplesse de ta beauté
Me prend et me fascine et m’attire sans cesse,
Et mon cœur, plein d’effroi devant ta cruauté,
Te méprise et t’adore, ô Reptile et Déesse !
Velléité
Dénoue enfin tes bras fiévreux, ô ma Maîtresse !
Délivre-moi du joug de ton baiser amer,
Et, loin de ton parfum dont l’impudeur m’oppresse,
Laisse-moi respirer les souffles de la mer.
Loin des langueurs du lit, de l’ombre et de l’alcôve,
J’aspirerai le sel du vent et l’âcreté
Des algues, et j’irai vers la profondeur fauve,
Pâle de solitude, ivre de chasteté !
Le Sang des Fleurs
Ainsi que, sur les montagnes, les pâtres
foulent aux pieds l’hyacinthe, et la fleur
s’empourpre sur la terre.
Psappha
Le soir s’attriste encor de ses clartés éteintes.
Des rêves ont troublé l’air pâle et languissant,
Et, chantant leurs amours, les pâtres, en passant,
Ecrasent lourdement les frêles hyacinthes.
L’herbe est pourpre et semblable à des champs de combats,
Sous le rouge d’un ciel aux tons de cornalines,
Et le sang de la fleur assombrit les collines.
Le soleil pitoyable agonise là-bas.
Sans goûter pleinement la paix de la campagne,
Je songe avec ferveur, et mon cœur inquiet
Porte le léger deuil et le léger regret
De la muette mort des fleurs sur la montagne.
Renee Vivien